26
Le lendemain matin, Pike se fit conduire par Cole en repérage à Sherman Oaks. Ils s’arrêtèrent devant un immeuble moderne, à deux étages, bâti en face d’une épicerie fine à quelques blocs au sud de Ventura Boulevard.
— Il loge combien de prostituées là-dedans ? s’enquit Pike.
— Elle m’a dit quatre, deux au premier et deux au deuxième, mais ça a peut-être changé.
— Et l’encaissement a lieu entre quatre et six ?
— Grosso modo. Ce n’est pas non plus une compagnie aérienne. On a intérêt à s’installer en avance et à se préparer pour une longue attente, peut-être de quelques jours.
Pike n’avait jamais envisagé la chose autrement.
— C’est la chasse.
— Oui. La chasse.
Ils contournèrent le pâté de maisons pour inspecter les rues résidentielles avoisinantes et s’arrêtèrent finalement sur le parking de l’épicerie fine. Pike remarqua la proximité des bretelles d’entrée et de sortie de deux autoroutes, celle de San Diego et celle de Ventura. L’adresse avait été choisie pour sa facilité d’accès. Les filles logées ici recevaient leurs clients à domicile. Plus sûr pour elles et moins de frais pour Darko. Les call-girls classiques avaient besoin de chauffeurs et de gardes du corps.
— Il fait combien d’étapes avant de passer ici ? demanda Pike.
— Trois. Darko a des immeubles à Glendale et à Valley Village.
— Bref, il devrait arriver avec la totalité de sa recette du jour.
— Il devrait. S’il finit toujours par ici.
Pike allait lui voler cet argent. C’était son plan. Voler l’argent de Darko et flanquer une telle trouille à son encaisseur que celui-ci courrait illico prévenir ses supérieurs. Que Pike n’aurait plus qu’à dépouiller à leur tour.
— J’en ai assez vu, dit-il. Partons.
Sachant qu’ils allaient avoir besoin de Rina pour identifier l’encaisseur, Pike passa la prendre un peu plus tard.
Il l’avait installée avec Yanni la veille au soir dans une petite maison meublée à deux pas du Sunset Strip. Petite, mais agréable, avec un charmant jardinet sur l’arrière et des voisins qui se mêlaient de leurs affaires. Pike l’avait déjà utilisée comme planque.
Rina l’attendait sur le trottoir quand il y arriva. Le 4 x 4 de Yanni était devant la maison.
— Yanni veut venir, dit-elle.
Pike regarda derrière elle et vit l’homme sur le seuil.
— Non. Pas de Yanni.
Elle aboya quelque chose en serbe ; Yanni fit un doigt d’honneur à Pike.
Celui-ci ramena Rina chez Cole, où ils étudièrent les plans du site avec Jon Stone. En voyant entrer Stone, la jeune femme lui décocha un regard oblique et tira sur le bras de Pike.
— Qui c’est ?
— Un ami. Lui aussi était l’ami de Frank.
— Je ne fais pas confiance aux gens que je ne connais pas. J’aimerais mieux Yanni.
— Pas pour ça.
À 13 h 30, tout le monde remonta en voiture et mit le cap sur Sherman Oaks – Pike et Rina dans la Jeep, Cole dans sa Corvette, Stone dans son Range Rover. On aurait dit une caravane serpentant sur la ligne de crête des montagnes.
Une fois à Sherman Oaks, Pike et Cole s’engagèrent sur le parking, tandis que Stone continuait tout droit pour aller se garer dans une rue transversale. Pike trouva un emplacement libre face à l’entrée de l’immeuble dans une rangée intermédiaire, et Cole un autre trois véhicules plus loin.
— Vous avez besoin d’aller aux toilettes ? s’enquit Pike.
— Non, ça va.
— Ce type qui va venir chercher le fric, il vous connaît ?
— Je ne sais pas. Peut-être qu’il me reconnaîtra, oui.
— Alors, autant se préparer. Mettez-vous sur la banquette arrière. Vous serez moins visible.
Elle le regarda une nouvelle fois comme un idiot.
— Il n’est que deux heures.
— Je sais. Il faut quand même qu’on soit prêts, au cas où il viendrait plus tôt.
Elle souleva son gros sac à main. Celui qui contenait le pistolet.
— Ça m’est égal qu’il me voie.
— Pas à moi. Allez-y.
Elle lui décocha un regard noir mais descendit de la Jeep et remonta à l’arrière. Pike régla le rétroviseur de façon à la garder dans son champ de vision.
— Vous voyez l’entrée ?
— Oui.
— Surveillez-la.
— Il est à peine deux heures. Il ne viendra pas avant longtemps.
— Surveillez-la.
Il s’attendait à ce qu’elle donne des signes d’impatience ou essaie d’alimenter la conversation, mais non. Elle resta sagement assise derrière lui, une deuxième présence dans l’auto, immobile et muette, attentive.
Une heure et dix minutes s’écoulèrent ainsi, en silence, tandis que des gens allaient et venaient autour d’eux, se garaient, manœuvraient, poussaient des chariots chargés de provisions. Rina resta tout ce temps sans bouger ni parler, mais elle se pencha soudain en avant et tendit le doigt au ras du menton de Pike.
— Cette fenêtre au dernier étage, la plus loin de l’autoroute, vous voyez ? C’était la mienne.
Là-dessus, elle se rencogna sur la banquette sans rien ajouter. Pike l’étudia dans le rétroviseur, mais pas longtemps. Il ne voulait pas qu’elle surprenne son regard.
Une heure vingt plus tard, elle se repencha en avant.
— Cette fille, là. Elle travaille ici. En vert.
Une jeune femme vêtue d’un short en lycra noir et d’un haut vert citron venait d’émerger au coin de la rue et marchait vers la porte vitrée. Ses cheveux d’un noir luisant étaient réunis en queue-de-cheval, et elle portait un gros sac de sport sous l’épaule. Elle rentrait de son club de gym. Elle était mince et bien faite, mais ses seins étaient trop gros pour être naturels. Elle avait l’air très jeune.
— Vous la voyez ? fit Rina. Je connais cette fille depuis qu’ils l’ont amenée ici. Ils l’ont d’abord fait travailler comme serveuse, et ensuite comme danseuse.
— De strip-tease ?
— Oui. Et ensuite ça.
La fille pénétra dans le hall et appuya sur le bouton de l’ascenseur.
Un quart d’heure plus tard, Rina se pencha une troisième fois en avant.
— Là. Dans la voiture noire.
Une BMW décapotable apparue au coin de Sepulveda passa au ralenti devant l’immeuble, comme si elle cherchait une place de stationnement. Le conducteur était un Blanc de vingt et quelques années, mal rasé, au cou épais et aux longs cheveux ternes. Il portait une chemise blanche à manches retroussées et des lunettes miroir.
Pike appela Cole qui tourna brièvement la tête vers lui en prenant son portable.
— Quoi de neuf ?
— La décapotable noire.
Cole jeta un coup d’œil à la rue.
— Je préviens Jon.
Pike reposa son portable mais ne raccrocha pas. Cole appelait Stone sur un autre appareil. Ils avaient mis au point ce système de téléphones multiples pour rester constamment en contact.
La BMW arriva au stop, mais au lieu d’aller se garer dans la rue transversale, son conducteur s’engagea lui aussi sur le parking.
— Baissez-vous.
Rina s’affala sur la banquette sans poser de questions, mais maintint le cou dressé pour voir ce qui se passait.
La BMW passa derrière la Jeep de Pike et la Corvette de Cole, prit la rangée suivante et se gara près d’une haie basse. Le conducteur en sortit, enjamba la haie et traversa la rue. Il était de taille moyenne, mais puissamment bâti, et Pike lui donna autour de trente ans. Il présentait l’aspect d’un tueur sûr de ses compétences. Il entra dans l’immeuble en se servant de sa clé.
— C’est là que vous vous en allez, dit Pike.
Rina rejoignit la Corvette de Cole et monta dedans comme prévu. Sans traîner en route, sans regarder l’immeuble avec insistance et sans attirer l’attention sur elle. Une attitude que Pike apprécia.
La voix de Cole s’éleva dans le téléphone :
— Tu veux que Jon rapplique ?
— Ça va aller. Emmène-la.
Cole effectua une marche arrière et sortit du parking.
L’encaisseur resta moins de dix minutes à l’intérieur. Pour lui, relever les compteurs de quatre prostituées n’était qu’une étape dans une journée qui en comptait beaucoup d’autres – une tâche à accomplir rapidement, sans dépense d’énergie inutile. Les filles devaient être du même avis.
Quand l’encaisseur sortit de l’immeuble, Pike descendit de sa Jeep, mais il ne bougea pas avant d’avoir la certitude qu’il allait reprendre sa voiture. En le voyant marcher vers la BMW, Pike fit mine de se diriger vers un véhicule voisin, et l’homme de Darko ne lui accorda pas un regard. Il passa trois mètres devant Pike puis contourna la BMW par l’arrière. Pendant qu’il s’installait au volant, Pike arriva à la hauteur de sa portière droite ; il sauta par-dessus et s’assit dans le siège passager.
L’encaisseur fit un bond de surprise, mais il était trop tard. Pike lui montra son Python 357, qu’il tenait bas pour que personne ne le voie.
— Chut.
Les yeux de l’homme s’arrondirent comme une paire de phares, mais c’était un dur à cuire, habitué à se servir de ses muscles. Il voulut s’emparer du revolver de Pike, mais ce dernier lui écarta les mains au moyen d’une petite parade de wing chun avant de le frapper violemment au menton avec son Python, provoquant chez son adversaire un claquement de mâchoires du genre piège à souris. Le Python s’abattit de nouveau, cette fois sur la pomme d’Adam de l’encaisseur.
Il porta les deux mains à sa gorge, asphyxié. Son visage rougissait à vue d’œil.
Pike lui prit la clé des mains, l’introduisit dans le contact et actionna la fermeture de la capote. Il dut maintenir le bouton enfoncé jusqu’à la fin du processus, mais cela ne lui posa aucun problème. Son bras était tendu comme une barre d’acier, exhibant son tatouage sous le nez de l’encaisseur. Il tenait à ce qu’il voie la flèche rouge.
Pike ne bougea pas, ne parla pas avant que la capote soit en place et les vitres relevées. L’encaisseur non plus. Il était bien trop occupé à chercher son souffle.
— Prends le volant, ordonna Pike. À deux mains.
L’homme obéit.
— Si tu essaies de fuir, je te tue. Si tu réessaies de me prendre cette arme, je te tue. C’est compris ?
— Il y a erreur, l’ami. Je sais pas ce que vous…
Pike lui assena un coup de poing sur la tempe, si vite que l’autre n’eut pas le temps de réagir. Sa tête rebondit contre la vitre, et Pike le cueillit à nouveau juste après le rebond. Ce deuxième coup de poing lui brouilla le regard.
Pike le redressa et enfonça le pouce droit entre ses côtes. L’homme gémit et tenta faiblement de repousser sa main, mais Pike le frappa une fois de plus. Il se couvrit la tête.
— Prends le volant, dit Pike derechef. À deux mains.
L’homme s’exécuta.
— Si tu essaies de fuir, je te tue. Si tu essaies encore de prendre cette arme, je te tue. Tu comprends ce que je dis ?
— Arrêtez de me frapper, merde. S’il vous plaît…
— Si tu lâches encore une seule fois ce volant, je te tue. Tu comprends ?
— Oui.
L’homme en avait les jointures blanches. Le sang de ses lèvres ruisselait sur sa chemise, et le coin extérieur de son œil droit enflait à toute vitesse.
— Ton nom ? demanda Pike.
— Vasa.
— Je vais te fouiller, Vasa. Ne lâche surtout pas le volant. Ne résiste pas.
Pike explora ses poches ; il y découvrit un portefeuille noir en cuir d’autruche, un téléphone Nokia et quatre minces pochettes à billets en vinyle.
— Une par fille ?
— Oui.
— Elles préparent le fric à l’avance ? Et quand tu te pointes, elles te le donnent ?
— Vous savez à qui c’est ?
— À moi.
Pike compta les coupures, essentiellement des billets de vingt et de cent : trois mille huit cents dollars. Il fourra l’argent dans sa poche.
— Où est le reste ?
Vasa le regarda en clignant des yeux.
— Quel reste ? Tout est là.
Pike le fixa au fond des yeux. Vasa finit par soupirer :
— Sous le siège.
Pike y trouva sept mille trois cents dollars supplémentaires, qui rejoignirent les autres billets dans sa poche. Un total de onze mille cent dollars pris à Darko.
Pike regarda Vasa. Si longtemps que l’autre finit par se détourner.
— Pourquoi vous me matez comme ça ? Vous êtes qui ?
— Je m’appelle Pike. Répète.
— Vous vous appelez Pike ?
— Dis mon nom. Dis-le.
— Pike. Je l’ai dit. Vous vous appelez Pike.
— Regarde-moi.
Vasa se recroquevilla comme s’il avait la certitude que Pike allait de nouveau le frapper.
Pike toucha la flèche tatouée sur son épaule.
— Tu vois ça ?
Vasa acquiesça.
— Dis-moi que tu la vois.
— Je la vois.
— Où est Michael Darko ?
Les yeux de Vasa se transformèrent à nouveau en soucoupes.
— J’en sais rien, moi. Comment je le saurais ?
— Appelle-le.
— J’ai pas son numéro. C’est le patron. Pourquoi vous lui prenez son fric ? Vous êtes dingue. Il vous tuera.
Pike fixa encore un moment Vasa.
— Dis à Darko que j’arrive.
Il descendit de l’auto en emportant l’argent, le portefeuille, les clés et le portable.
— Je fais comment sans mes clés ? gémit Vasa.
Pike reprit sa Jeep et manœuvra dans le parking pour venir se garer à la hauteur de la BMW. Il voulait aussi que l’encaisseur la voie. Il lui fit signe de baisser sa vitre.
Vasa avait besoin pour cela que le contact soit mis. Il ouvrit sa portière.
Pike lui lança ses clés et démarra en trombe.
Deux blocs plus loin, il se rangea au bord de la chaussée et ouvrit son portable.
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Il vient de prendre l’autoroute. Jon le suit à trois véhicules de distance, et je suis derrière Jon.
Pike s’empressa de les rattraper.